Le 20 janvier 1946, de Gaulle démissionna de la
présidence du GPRF. Félix Gouin, socialiste, lui succéda et le gouvernement
déposa le 15 février 1946 un projet de loi modifiant l’ordonnance du 22 février
1945. L’assemblée y ajouta les propositions Gazier-Croizat et vota à l’unanimité
le texte qui devait devenir la loi du 16 mai 1946.
Les réactions patronales furent très vives. La chambre de
commerce de Paris adressa au ministre du Travail un rapport critique, s’élevant
contre le seuil de 50 salariés (au lieu de 100), contre l’obligation de
consulter le CE, contre l’assistance de l’expert-comptable, contre les 20 heures
de délégation, etc. Le CNPF, récemment constitué, protesta dans des termes
semblables, déclarant même que le Parlement se devra de refaire le texte "quand
il aura retrouvé sa position d’équilibre", c’est-à-dire quand la gauche y sera
moins forte. Mais à l’époque le rapport de forces n’était pas en faveur du
patronat (la CGT atteignait les cinq millions d’adhérents).
La loi du 16 mai 1946 est une loi d’avant-garde. Plus que
l’ordonnance de 1945 qu’elle modifia profondément, cette loi a constitué et
constitue toujours le socle du statut moderne des comités d’entreprise,
c’est-à-dire un compromis sur le plan économique (des attributions purement
consultatives) et un droit de gestion indépendant des œuvres sociales existant
dans l’entreprise. La loi de 1946 doubla le nombre des entreprises assujetties
en portant le seuil d’effectifs de 100 à 50 salariés ; elle accorda aux comités
d’entreprise un droit de consultation, et non plus seulement d’information, sur
l’organisation et la marche générale de l’entreprise, un droit d’information
obligatoire sur les bénéfices, l’assistance d’un expert-comptable, la
communication des documents remis aux actionnaires. Elle abaissa l’âge
d’éligibilité de 25 à 21 ans, etc.
Par exemple, la loi de 1946 a ajouté à l’ordonnance
l’alinéa suivant (aujourd’hui abrogé) : "Les comités d’entreprise sont
habilités pour donner un avis sur les augmentations de prix. Ils peuvent être
consultés par les fonctionnaires chargés de la fixation et du contrôle des prix."
Ce texte avait une grande importance à l’époque.
L’inflation était galopante et les entreprises ne pouvaient pas augmenter leurs
prix sans accord de l’administration. Or, les fonctionnaires se fiaient souvent
à l’avis des comités d’entreprise, de sorte que les employeurs cherchaient à
obtenir l’accord des élus du personnel avant de faire leur demande à
l’administration. Les comités d’entreprise avaient ainsi dans les faits un
pouvoir de veto économique très efficace.
L’acte de naissance officiel des comités d’entreprise fut
l’ordonnance du 22 février 1945.Mais cette ordonnance fut accueillie par de
vives critiques des syndicats, dont l’influence grandissait chaque jour, ce qui
provoqua un incident de séance le 2 mars 1945 à l’Assemblée, le général de
Gaulle, mécontent, quittant la salle. En octobre 1945, les partis de gauche
gagnèrent les élections à l’Assemblée constituante et Ambroise Croizat devint
ministre du Travail dans le nouveau gouvernement. Le 22 décembre 1945, Albert
Gazier, secrétaire de la CGT, déposa une proposition de loi reprenant les
modifications adoptées en vain par l’Assemblée consultative provisoire.
L’année qui suivit la promulgation de la loi du 16 mai
1946 connut un rapide accroissement du nombre des comités d’entreprise, favorisé
par l’essor parallèle des syndicats et l’abaissement du seuil d’effectifs. Le
transfert des œuvres sociales patronales existantes et les réclamations
syndicales en matière de contribution patronale permirent le développement d’un
important réseau de centres de vacances et d’activités sociales et culturelles à
travers la France. Parallèlement, les nationalisations favorisèrent la mise en
place de grands comités d’entreprise. Par exemple, le statut du personnel des
industries électriques et gazières du 22 juin 1946, initié par Marcel Paul,
attribue aux activités sociales 1 % des recettes d’exploitation, ce qui
correspond à 6 à 8 % de la masse salariale et provoque l’hostilité récurrente de
la réaction.
Il y eut par la suite des améliorations et des
régressions selon le rapport de forces. La loi, insérée dans le Code du travail,
fut modifiée à plusieurs reprises, mais les principes initiaux, à savoir des
attributions consultatives en matière économique et un droit de gestion
indépendant en matières d’activités sociales et culturelles, restèrent
inchangés. Répondant à certaines revendications syndicales, une loi du 18 juin
1966 institua des représentants syndicaux au comité d’entreprise (prélude aux
délégués syndicaux de 1968) et elle étendit la consultation du comité aux
compressions d’effectifs, sous peine de refus d’autorisation de licenciement de
l’inspecteur du travail, laquelle était alors obligatoire. La loi du 28 octobre
1982 (dite loi Auroux) constitua un tournant : elle créa une subvention de
fonctionnement de 0,2 % de la masse salariale ; elle étendit les prérogatives de
l’expert-comptable ; elle créa un comité de groupe, etc. Mais ces aspects
positifs se situaient dans un contexte négatif dû à la multiplication des
licenciements et à l’affaiblissement des syndicats, sans compter la forte
résistance du patronat.
Depuis 1990, les comités d’entreprise se trouvent au cœur
d’une tourmente économique - restructurations permanentes ; externalisations ;
licenciements "boursiers", etc. - que leurs attributions purement
consultatives ne peuvent contenir. Une loi Balladur de 1993, dite quinquennale,
rogna les droits des représentants du personnel, tandis que la jurisprudence
s’efforça généralement de tirer le meilleur parti possible de textes de plus en
plus touffus. La gauche, au pouvoir de 1997 à 2002, ne tint pas sa promesse
d’abrogation de la loi Balladur et refusa d’accorder aux comités d’entreprise
les droits de veto que la situation économique imposait. En janvier 2002, la loi
de modernisation sociale institua un pouvoir suspensif dans certains cas,
supprimé par la droite un an plus tard.
L’institution des comités d’entreprise est une grande
conquête sociale, mais elle reste largement inachevée en raison des obstacles
opposés par le patronat : plus d’un demi-siècle après leur création, les CE
n’existent que dans 57 % des établissements assujettis ; l’assistance si
précieuse de l’expert-comptable, n’est présente que dans une minorité des
comités créés ; et, dans leur majorité, les comités perçoivent moins de 1 % de
la masse salariale pour les activités sociales et culturelles
Maurice Cohen, docteur en droit, lauréat de la Faculté de
droit et des sciences économiques de Paris, directeur de la "Revue Pratique de
Droit Social".
Source : http://ce-tkaf.net/ce_thyssenkrupp_ascenseurs_033.htm